Extrait du livre : Daniel, je sais pourquoi

Nous étions sortis de la maison. L’après-midi était bien avancé et mes parents s’occupaient à la tâche. Ce dimanche avait commencé comme à l’habitude. Le temps était maussade et le ciel lourd et gris laissait passer quelques faibles rayons de soleil.

Je me débattais avec mon grand frère jouant doucement avec moi. Il évitait les coups que je tentais de lui donner. Nous nous aimions beaucoup. Il avait un regard fort et profond, sa voix était grave. Son allure de jeune homme me remplissait d’orgueil et m’émouvait à la fois. Il était mon ombre et son attention envers moi toujours soutenue. Nos jeux se finissaient toujours en grandes discussions où nos jeunes intelligences s’émancipaient dans le rêve et l’innocence.

La lenteur de l’après-midi dépeignait bien le sens de la vie qui se déroulait dans cette campagne. Le temps y semblait absent, n’affectant pas les habitants, qui tels des caméléons se confondaient avec les murs de leurs maisons, vieilles et caverneuses. Un triste village, où plusieurs fois j’avais cru au bonheur. Le haut clocher de l’église m’impressionnait et les statues de grandes tailles m’interrogeaient ! Pourquoi toute cette énergie à construire ces choses et pour quel profit, les dieux ont-ils soif de la sueur des hommes ?

Le ballon de cuir roulait au sol, écrasant une herbe triste, asséchée par une veille ensoleillée, et amoindrie par l’appétit des quelques volailles que nous gardions. Oh ! Notre maison, sombre masure, elle était gravée dans ma mémoire, imbibée du sang des miens qui un jour se rependait sur les murs et le sol.

Nous nous roulions sur la Terre ; j’étais bloqué par les jambes de mon frère. Nous entendîmes ma mère hurler. Surpris, nous la vîmes sortir en furie de la maison. Nous nous relevâmes et avançâmes vers elle. Nous fûmes pris de torpeur lorsque, s’arrêtant devant nous, elle nous dévisagea vidée de tout sentiment. Chancelante, en perte d’équilibre, en appui sur ses jambes à demi pliées, elle se tint la tête et nous dit :

– Mes enfants, mes enfants, le diable a fini par me retrouver !

Puis elle tombait à terre, assise, les genoux repliés sur sa poitrine. Sa large robe retroussée nous fit apparaître l’épaisseur de ses jupons sales et mités. Je vis pour la première fois la femme que fut ma mère, souillée et mal soignée.

Notre pauvreté m’était alors devenue monstrueuse. La pauvre continuait à déglutir des sons rauques tout en se tirant les cheveux. Mon frère, me tenant la main, m’arracha de cette scène effrayante pour entrer dans la maison.

L’horreur atteignit alors son paroxysme. Nous nous mîmes à sangloter, atterrés par une carence, celle de l’espoir et de la vie. Cette femme que nous savions malade et souffreteuse manifestait ici l’extrême de la démence, en une manifestation fébrile et dévastatrice. Mon père gisait dans son sang, la tête tranchée et empalée sur le gros tisonnier de la cheminée. Notre chien était à ses côtés, gémissant et reniflant, sans jamais trouver le moment de s’arrêter, pressé par l’ambiance infâme qui s’émancipait dans la pièce.

Ma mère était entrée derrière nous et au-delà du seuil de la porte, masquant la lueur du jour, hurlait :

– Vous êtes des leurs, Satan, mais vos légions ne m’effraient pas !

Elle frappa violemment mon frère à la tête. Celui-ci tombant sur moi me fit basculer à mon tour sur le corps de notre père. À peine relevé, je courus dans l’obscurité de la pièce. La Terre battue semblait meuble et mon élan absorbé. Je me retrouvais alors dans le fond de la grande chambre où nous couchions tous. Je vis ma mère avancer vers moi, ses cheveux défaits, tombant sur un visage percé de deux trous où je percevais un sombre regard. Sa bouche était décrispée et ses mains tremblantes. Elle s’approchait en m’appelant et réclamant mon amour.  Je sentais se dégager d’elle une forte odeur, un sentiment bestial.

Où était cette femme qui me berçait et qui m’apprenait à prononcer le nom de Dieu ?

Ma mort fut douce par delà une souffrance éphémère. Je perdis mon dernier souffle entre les doigts de ma mère. Son visage effaré disparut lentement et l’obscurité totale remplit ma vision.

Mon cœur battait encore, pressant mon sang dans mes veines, faisant gonfler mes entrailles. L’étreinte mortelle de ma mère coupait mon souffle et les derniers sursauts de mon cœur envahissaient ma tête et ma gorge. Mon être tressaillait, mon cerveau semblait tournoyer dans mon crâne. Bien que ma vue était anéantie et mon sens du toucher absent, mon ouïe fonctionnait encore, tentant désespérément d’écouter et de reconnaître les bruits qui déferlaient autour de moi.

J’étais rempli d’une sensation bien étrange, celle que l’on peut avoir lorsque l’on se découvre en pleine nuit dans une ambiance très froide. Une sensation de nudité et de fragilité, de petitesse et d’absurdité relative à mon être et sa situation. Un bruit sourd et lourd retentit soudain, laissant derrière lui un écho. Je sais aujourd’hui que celui-ci était fait par mon corps, lâché par ma mère. J’entendais le chien hurler, ma mère ricanée, qui follement continuait à gloser sa vengeance au nom des feux de l’enfer.

Cette ambiance sonore diminua. Le silence m’envahit et je restais ainsi, dans une obscurité totale, avec comme seul soutien mes pensées et mes interrogations. Je n’évaluais pas encore ce qui venait de m’arriver et le terrible souvenir de ma mort, de ma famille, n’émettait aucune image en moi, aucune émotion. J’étais alors incapable de m’en souvenir, bien que j’en aie une certaine conscience. Je le savais, voilà tout, rien d’autre ne se produisait.

Continuant à entendre des sons, je fus surpris par le reniflement de mon chien. Sans rien voir, je ne pouvais évaluer si mes déductions étaient justes. Je pensais à mon chien et croyais l’appeler. Ses aboiements me crispaient. Je reconnaissais ici une sensation, une émotion là où je pensais être vidé de toute réaction. Puis, je me sentais rebondir contre quelque chose qui semblait être une cage. La voix de ma mère m’arrivait par saccade, comme détournée par un vent contraire. La clarté de cet après-midi n’était plus. Le noir des ténèbres était dorénavant mon habitude. Les aboiements du chien se transformaient, incertains puis inaudibles. C’est ainsi que je crus reconnaître mon prénom, un appel au milieu d’un cauchemar.

J’avais quelques fois la conscience d’un déplacement, du moins je le pensais. Des rires, des bruits insolites, des conversations confuses venaient à moi et m’horrifiaient, mais je restais dans le noir. Des minutes épouvantables, lancinantes suivaient mon dernier souffle. Une attente qui me laissait prévoir le pire. Une absence de profondeur, une perception sans relief. Je songeais alors aux aveugles et ce que pouvait être leur vie. Mes pensées furent enfin entrecoupées par de fréquents appels. Mon prénom était sans cesse prononcé dans des directions différentes. L’angoisse glaçait le sang que je croyais avoir encore. Les moqueries et les injures prenaient doucement forme autour de moi, en des sortes d’ombres. L’incertitude devenait le domaine de ce drôle de séjour entre la vie et la mort… »